Tirage sur papier glacé

Cette petite pièce du rez-de-chaussée, toute biscornue, fût sans doute l’endroit préféré de ma grand-mère Renée. Elle en avait fait un bureau, y écrivait son courrier, y lisait, s’y réfugiait pour être à l’abri des cavalcades.
Les murs étaient couverts de photos de famille bien encadrées, les plus belles prises par le Cousin Claude qui était photographe professionnel. Il réalisait lui même les tirages, toujours impeccables, dans son laboratoire, sur papier glacé. L’une de ses photos m’a toujours fasciné : Voyons, tu te rappelles bien d’elle, Cousine Jeanne, de Villefranche, m’indiquait ma grand-mère, quand je l’interrogeais. La photo avait été prise sans doute en 1957 lors de la Fête des Conscrits de Villefranche-sur-Saône, tradition du pays beaujolais qui se déroulait au mois de janvier. Jeanne était irrésistible, dans son tailleur cintré, une fourrure de renard argenté sur les épaules, les mains blottis dans un manchon de la même fourrure, un bibi sur la tête surmonté d’une plume, se tenant au côté de son second fils Jean, en habit de conscrit, costume noir, écharpe blanche, chapeauté d’un gibus où s’enroulait la cocarde. Jean souriait, tenait dans sa main droite le bouquet destiné à une conscrite. Il avait vingt ans, il serait bientôt appelé sous les drapeaux. Jeanne avait un petit sourire ironique.
D’autres photos évoquaient le passage du temps, noces, communions solennelles, visites estivales, l’une d’entre elles montrant mon grand-père Camille assis à côté de sa cousine préférée au mariage de ma mère, Jeanne, élégante en toutes circonstances, gants assortis à sa veste, rang de perles, et toujours ce sourire ironique. Elle semblait ainsi tenir le monde à une certaine distance.
Renée me parla souvent de Jeanne : nous nous sommes beaucoup écrit toutes les deux, nous étions complices, nous nous amusions des secrets de la famille…
Renée conserva uniquement la dernière lettre de Jeanne datant de Pâques 1958, brûla toutes les autres.
Jeanne y évoquait une longue et pénible convalescence, parlait de ses fils qui l’entouraient de beaucoup d’amour. Elle avait retenu à l’hôtel à Cassis pour la deuxième quinzaine de juillet, Jean l’accompagnerait.
Y était-t-elle allée ? Jeanne mourut le 28 août de cette même année, à 51 ans.
Quelques clichés noir et blanc témoignaient de la poursuite des visites des cousins à la Pommeraie les années suivantes, Claude et Jean accompagnés de la Tante Marie, la mère de Jeanne. Seul Camille manifestait un peu d’entrain, les autres arboraient un air grave.
Je me souviens particulièrement d’une prise de vue car c’était moi qui avait appuyé sur le déclic, ma première leçon de photographie dispensée par le Cousin Claude : c’est simple, tu cadres, tu te soucies de l’arrière-plan pour mettre en valeur ton sujet, le plus important, vois-tu, c’est de raconter une histoire, en un seul clic, n’oublie jamais ça.
La Fête des Conscrits de Villefranche-sur-Saône, désormais dialogue entre les générations, remporte toujours un aussi grand succès.
Marc Vincent
